Prologue Bonne soirée
(Voix Off)
LUI
Si tu m'aimes, ce soir arrête d'exister, laisse-moi
tranquille, on est des radeaux, des bateaux, jette l'ancre
à l'horizon, laisse-toi couler au large, je te renflouerai
demain, dans un an, quand tu me manqueras enfin.
J'en ai assez que tu me frôles, que tu me heurtes à
longueurs de nuit. Je t'aime trop pour te vouloir, je te connais,
je t'aime, je te sais.
Tu m'as mis au monde, je suis emmailloté dans notre
crèche. Je suis ton vieil enfant, notre couple comme
des langes, affreuses reliques adorées, notre chapelle,
notre crypte,
à l'abri de la ville où les autres grouillent
comme des loups.
Mon amour, merveilleuse salope, je viens à toi comme
un coupable, nous sommes complices, cette vie misérable,
prodigieuse, nous l'avons sécrétée jour
après jour, cocon, mitard, affreux paradis, beau cercueil,
je t'aime, à tout instant je te prononce, je te crie
comme une injure.
Notre amour, ridicule, drôle...
Elle
Petit à petit toutes les amours sont drôles,
le temps les rend burlesques, clowns, enviables comme des
tortures, des supplices chinois.
Mon chéri, ma toupie, tu tournes devant moi, tu me
distraies, tu me regardes, tes yeux m'évitent, mais
ta peau est sensible à ma lumière, à
travers tes vêtements mon image se faufile, elle monte
à ton cerveau, elle t'obsède, je suis à
tout jamais le seul programme de ta pensée.
Mon amour, mon bébé, à longueur de soirées
je te surveille. Tu joues dans ton parc. Tes jouets ? Ma bouche,
mes seins, mon ventre et mon sexe groseille, magicien.
Je t'ai trouvé dans une poubelle, pauvre prématuré,
affamé, bleu, mauve comme une aubergine, tu avais le
cordon ombilical autour du cou, un pareil bébé
même une mère n'en aurait pas voulu, les orphelinats
t'auraient refoulé, moi je t'ai pris, je t'ai emporté,
mon amour t'a guéri mieux qu'une piqûre.
Tu es un miraculé, sans moi jamais tu n'aurais existé.
Tu te prends pour qui ? Pour quelqu'un ? Mais tu n'es rien,
tu es mon amour. Pas mon bébé, pas mon chéri,
mon amour. N'oublie pas que je t'aime, je t'aime, je t'aime.
Alors tu existeras une autre fois, d'ailleurs tu n'as aucun
besoin d'exister. Est-ce que j'existe?
Je t'aime, je t'aime, et ça suffit.
On n'a besoin de rien d'autre qu'aimer, c'est déjà
assez dur, assez douloureux, et quand l'amour ne fait pas
hurler on s'ennuie tant qu'on a envie de se charger comme
des bêtes à cornes.
Je t'aime à la folie, je suis assez folle de toi pour
te larguer, pour aller te rendre, t'échanger, contre
un fauteuil à bascule, un flacon de bain moussant,
ou simplement un sourire, une vague promesse, une poignée
de main.
Je t'aime, tu as compris ? Je t'aime, c'est-à-dire,
rien. Je t'aime, je t'aime, je t'aime.
Tu te souviens du bonheur ? Tu te rappelles quand on était
heureux ? Moi, je ne me souviens de rien, les bestioles empaillées
n'ont pas de mémoire.
Je ne suis pas là, je suis partie depuis longtemps.
Toi aussi. On a laissé notre place à des gens,
tu les connais ? Des gogos, on leur a refilé notre
couple avec l'appartement, ils ont repris les meubles, ils
nous ont aussi remboursé la caution. Ils ont la même
couleur, la même forme que nous. Ils sont peut-être
nous. On a dû tomber dans le piège qu'on leur
avait tendu, on s'est laissés avoir, on n'a pas bougé,
on est toujours là, c'est notre terrier, notre nid.
Éloigne-toi, je t'aime trop. Ne parle pas, ta voix
me dégoûte, on dirait qu'elle dégage une
odeur. Une voix on ne la lavera jamais, alors tais-toi. Existe
si tu veux, mais un peu, juste un peu, à peine, presque
pas.
On est heureux, on s'aime, on forme un couple, une paire de
curs, on a le cur au bord des lèvres, on
est lourds comme d'interminables déjeuners de Noël.
Mon amour,
je t'aime, je t'aime à en vomir.
Il n'y a plus que toi, tu es le dernier homme, nous avons
depuis longtemps inventé une apocalypse dont nous sommes
les seuls survivants, couple replié dans un abri, couple
dans l'abri du couple, notre couple, notre capsule, nous voyageons
dans l'espace, l'espace, nos corps comme des planètes,
nos mots à longueurs de soirées comme des tempêtes
d'étoiles, des averses de clairs de lune, des trombes
de couchers de soleil, le trou noir de notre lit.
Nous gravissons la vie encordés, alpinistes ficelés
l'un à l'autre pour mieux nous écraser ensemble,
geysers de sang siamois sur la paroi rocheuse.
Mon amour, tu seras toujours ma corde pour me pendre, et moi
ta pente aride,
tu m'escaladeras jusqu'au bout sans jamais m'atteindre.
Pauvre homme, avec les hémisphères de ton cerveau
qui ballottent dans ton crâne comme des bourses.
Pauvre femme perdue à l'intérieur de toi où
il fait noir, noir comme dans un mec.
Toi mon tunnel, mon labyrinthe, je m'enfonce, nous nous rejoignons
dans ta nuit,
on court comme des enfants, on crie, on cherche une lumière,
une sortie, on s'est trop éloignés, on ne sortira
plus jamais de nous, on s'aime, c'est le bonheur, la joie,
il fait noir, enfer tiède, on est heureux, on plane
dans le salon au-dessus du canapé comme des oiseaux
d'appartement, des âmes depuis longtemps acclimatées
dans leur volière.
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